Dans le monde des insectes, nombreux sont ceux qui entretiennent des relations étroites voire privilégiées avec les plantes qui les entourent. Avoir de bonnes connaissances en botanique peut alors s’avérer être un plus lorsqu’on les cherche ! Chez certaines espèces, notamment chez les papillons, cette dépendance à une ou des plantes-hôtes se fait généralement sur une brève période de leur cycle de vie, lors des stades de développement précoces où l’insecte n’est encore que chenille et consomme la plante. Une spécialisation au stade adulte est généralement plus rare mais possible. C’est le cas notamment en pollinisation chez certaines espèces d’abeilles sauvages. En effet, contrairement à d’autres pollinisateurs qui se nourrissent de pollen et de nectar uniquement au stade adulte, comme les papillons et les syrphes par exemple, les abeilles, elles, utilisent également ces ressources pour nourrir leurs larves. Elles dépendent alors des plantes-hôtes tout au long de leur vie. Ce degré de dépendance varie toutefois selon l’insecte.
Lorsque ce dernier ne butine que quelques espèces de plantes, il est appelé oligolectique (du grec oligos, « peu abondant »). Généralement, les quelques espèces de plantes concernées appartiennent à la même famille voire au même genre. Par exemple, l'abeille campanule (Chelostoma rapunculi) ne récolte le pollen que sur les différentes espèces de campanules. Si l’insecte est cette fois-ci inféodé à une unique espèce de plante, on le dit monolectique (du grec mono, « unique »). Et à l’inverse, lorsque l’insecte n’est pas spécialisé et butine une vaste gamme d’espèces de plantes à fleurs, il est appelé polylectique (du grec polus, «nombreux»). L’abeille domestique (Apis mellifera) est un très bon exemple de ce comportement généraliste puisqu’on la retrouve butinant des fleurs de morphes très variés. Ces notions font toutefois référence à la récolte du pollen par les femelles seules pour nourrir leurs larves et non pas à la recherche du nectar par l’adulte, qui peut se faire parfois sur d’autres fleurs.
Mais intéressons-nous ici spécifiquement au monolectisme. Fruit d’un long processus de coévolution entre la plante et l’insecte, ce comportement leur donne un avantage mutuel certain. Chez la plante, cette stratégie permet d’optimiser la pollinisation de ses fleurs en diminuant le risque que le pollen soit transféré sur la fleur d’une espèce différente. Pour l’abeille, cette ressource ciblée permet de réduire les dépenses énergétiques liées à la recherche de nourriture et ainsi de maximiser l’apport de nourriture pour ses larves. Du fait de cette affinité, la période de vol de ces abeilles spécialistes se synchronise souvent parfaitement à la période de floraison de leur plante phare. Vous pourrez donc en voir butiner tôt au printemps comme plus tard en automne en fonction de la fleur concernée. Mais si ce comportement spécialiste leur est à première vue favorable, il peut également constituer un risque en cas de bouleversement trop rapide de leur environnement. Les changements globaux des dernières décennies, résultant principalement des activités humaines, en font partie et peuvent avoir de réelles conséquences sur ces espèces. Par exemple, la destruction d’habitats ou de plantes peuvent avoir un impact direct sur les populations d’abeilles qui en dépendent. Le réchauffement climatique peut également entrainer un décalage des périodes de floraison des plantes sans que les insectes n’aient le temps d’adapter leur période d’éclosion. Cela engendre des conséquences sur la survie de l’abeille mais également sur la plante-hôte, qui perd alors son principal pollinisateur.
En France, on compte un peu moins de 1 000 espèces d’abeilles sauvages aux écologies diverses, dont certaines sont monolectiques.Pour ces dernières, les noms vernaculaires sont parfois très parlants car ils font référence à la plante-hôtede l’insecte. Mais attention, bien que la plante où est observé l’insecte puisse aider à sa détermination, elle ne constitue en aucun cas un critère unique d’identification de l’abeille! En effet, si les abeilles monolectiques ne se concentrent que sur une espèce de plante en particulier, la plante, elle, peut être visitée par d’autres insectes. Il faut donc toujours rester vigilant.
Voici la présentation de trois abeilles monolectiques que vous pourrez observer à différents moments de l’année dans notre région.
Enfin, la Collète du lierre (Colletes hederae) est une abeille de la famille des Collétidés associée au lierre grimpant (Hedera helix). Ce comportement monolectique la fait émerger tard dans l’année, de la fin des mois d’août à octobre, lorsque sa plante-hôte est en fleurs. Cette stratégie lui permet de limiter les interactions avec les autres pollinisateurs, dont la majorité auront déjà fini leur cycle de vie. Le lierre y trouve également son compte, puisque cette espèce d’abeille est son principal pollinisateur (Henessy & al 2021). Bien que la recherche de pollen pour les larves s’effectue exclusivement sur cette plante, mâles et femelles de cette espèce peuvent butiner le nectar d’autres plantes si le lierre vient à manquer. Comme beaucoup d’autres abeilles solitaires, il n’est pas rare de les retrouver nichant en «bourgades», constituées d’agrégats denses de plusieurs dizaines voire centaines de nids. Cette espèce semble affectionner particulièrement les sols argilo-sableux en pente et à faible couvert végétal. Vous pouvez donc assez aisément favoriser sa venue en laissant pousser le lierre et en laissant des zones de sols nus à proximité.
Autrefois confondue avec des espèces similaires du genre Colletes, cette espèce n’a été décrite que récemment, en 1993 (Schmidt & Westrich). Elle fait partie des plus grandes abeilles du genre Colletes, et les femelles récoltant le pollen du lierre peuvent être identifiées sans trop de difficulté en observant les critères suivants:
L’Andrène de la bryone (Andrena florea) est une abeille monolectique de la famille des Andrénidés que l’on retrouve, non sans surprise, sur… la bryone (Bryonia dïoica) ! Bien qu’il soit possible d’observer les abeilles se nourrissant de nectar d’autres fleurs, la récolte du pollen par les femelles dans la région se fait exclusivement sur cette cucurbitacée sauvage. Comme son nom l’indique, la bryone est une plante dioïque, c’est-à-dire que ses fleurs mâles et ses fleurs femelles se trouvent sur des pieds différents. Cette pollinisation dite croisée nécessite donc un vecteur pour le transfert du pollen et l’andrène de la bryone s’en charge à la perfection!
Sa langue courte est appropriée à la récolte du nectar de cette plante, et la structure de récolte du pollen présente sur les pattes postérieurs, appelée scopa, est tout à fait adaptée pour récupérer efficacement son pollen. En ne visitant que les fleurs de la bryone, cette andrène optimise ainsi la pollinisation de cette plante et donc la formation de ses fruits nécessaires à sa reproduction. La période d’activité des adultes s’étend d’ailleurs de mai à août lors de la pleine floraison de la bryone. Afin de collecter la plus grosse partie du pollen disponible, l’andrène va le récolter tôt le matin, évitant de ce fait toute compétition avec les autres pollinisateurs (Schröder et Lunau, 2001). Cette relation exclusive est donc bénéfique aux deux organismes puisqu’elle augmente mutuellement leur capacité de reproduction (Banaszak et al., 2018).
Cette abeille semble répandue dans toute l’Europe bien qu’en densité assez faible. Elle dépose une dizaine de larves dans un nid creusé dans le sol d’habitats variés : lisières forestières, pelouses sèches (Gadoum et Didier, 2008) ou encore parcs et jardins. Ces milieux ne sont pas nécessairement à proximité immédiate de bryone, puisque des nids ont été trouvés jusqu’à plus d’un kilomètre du pied le plus proche (Edward et Williams, 2004). Bien qu’appelées solitaires, ses abeilles se rassemblent généralement entre individus de la même espèce pour former des bourgades.
L’identification sur photo se fait généralement sur les individus femelles butinant le pollen de la plante-hôte, celle des mâles étant toujours plus délicate. Les femelles sont relativement simples à identifier en vérifiant les critères suivants:
D’autres insectes sont également inféodés à cette plante comme la Coccinelle de la bryone (Henosepilachna argus) ou encore le diptère de la famille des Tephritidae Goniglossum wiedemanni.
Une autre abeille spécialiste appartenant cette fois-ci à la famille des Melittidae et dont le nom vernaculaire reste intuitif : la Mélitte de la salicaire (Melitta nigricans). Cette famille d’abeilles se différencie d’ailleurs par l’oligolectisme de la plupart de ses espèces appartenant à différents genres (Dasypoda, Macropis, Melitta - Michez et al., 2004). La Mélitte de la salicaire est quant à elle étroitement liée à la Salicaire officinale (Lythrum salicaria - Joris 2006). Si la notion d’abeille monospécifique ne s’applique qu’aux femelles, les mâles ne restent jamais bien loin de la plante et on peut les observer voler frénétiquement autour de cette dernière à la recherche de femelles.
Cette abeille solitaire affectionne tout particulièrement les sols sablonneux des prairies et friches humides où elle creuse son nid et dépose un petit tumulus à l’entrée. Comme toutes abeilles monospécifiques, sa phénologie est synchronisée à la période de floraison de sa plante-hôte: les adultes sont visibles de juillet à septembre, avec une activité plus intense en juillet correspondant au pic d’abondance des fleurs de salicaires (Michez et al. 2008b). Bien que non menacée, cette abeille subit toutefois la mauvaise réputation de la salicaire, considérée comme une mauvaise herbe. Ses fauchages fréquents impactent ainsi localement les populations de Mélittes.
Cette abeille est délicate à identifier sur photo et de nombreux critères parfois difficilement visibles doivent être relevés:
Attention donc aux forts risques de confusion avec d’autres abeilles, notamment avec les Andrènes qui sont morphologiquement proches.
En Europe, on retrouve l’Eucère de la salicaire (Tetraloniella salicariae), également spécialiste de cette plante (Westrich 1996), mais de nombreuses autres abeilles plus généralistes sont fréquemment retrouvées sur cette plante, comme l’abeille domestique (Apis mellifera) ou encore le bourdon des champs (Bombus pascuorum) (Joris 2006).
Si vous souhaitez contribuer aux connaissances régionales de ces trois abeilles spécialistes, n’hésitez pas à les rechercher sur leur plante-hôte durant les périodes de floraison et à les noter sur E-Observations !
N’oubliez pas de joindre des photos avec les critères mentionnés précédemment visibles et d’indiquer la plante-hôte en cliquant sur «Plus d’options» puis dans la section «Plante-hôte».
Banaszak J., & al., 2018. Andrena florea Fabricius, 1793 (Hymenoptera, Apoidea, Apiformes) : a rare bee species in Poland, related to the expansion of the alien plant Bryonia dioica JACQ. (Cucurbitaceae). Polish Journal of Entomology. 2018; 87 (3): 199–215.
> https://pje-journal.com/api/files/view/1280523.pdf
Bees Wasps & Ants Recording Society: Andrena florea
> https://bwars.com/bee/andrenidae/andrena-florea
Edwards M., Williams P., 2004. Where have all the bumblebees gone and could they ever return? British Wildlife 2004: 1–11.
Gadoum S., Didier B., 2008. Andrena florea et la bryone. Insectes 23 n°150 – 2008 (3).-
>http://www.insectes.xyz/pdf/i150-gadoum-didier.pdf
Hennessy, G., Uthoff, C., Abbas, S. et al. (2021) : Phenology of the specialist bee Colletes hederae and its dependence on Hedera helix L. in comparison to a generalist, Apis mellifera. Arthropod-Plant Interactions 15, 183–195.
> https://doi.org/10.1007/s11829-021-09807-7
Joris I., (2006): Eco-éthologie des pollinisateurs de Lythrum salicaria L. Mémoire de Licence en Zoologie, Université de Mons-Hainaut, Mons, 70 pp. + 3 planches.
Michez D., Patiny S. & Iserbyt S., (2004): Apoidea remarquables observés dans les Pyrénées-Orientales, France (Hymenoptera, Melittidae). Bulletin de la Société entomologique de France, 109: 379-382.
Michez D, Joris I & Iserbyt S, (2008b): Eco-éthologie des visiteurs de Lythrum salicaria L. (Lythraceae) en Belgique. Belgian Journal of Entomology 10, 37-55.
Schröder S., Lunau K. 2001. Die oligolektische Sandbiene Andrena florea und die Rote Zaunru?be Bryonia dioica – Schnittstelle zweier spezialisierter Fortpflanzungssysteme. Mitteilungen der Deutschen Gesellschaft für Allgemeine und Angewandte Entomologie : 13: 529–533.
> https://www.researchgate.net/publication/255928266_Die_oligolektische_Sandbiene_Andrena_florea_und_die_Rote_Zaunrube_Bryoia_dioica_-_Schnittstelle_zweier_spezialisierter_Fortpflanzungssysteme_The_oligolectic_andrenid_bee_Andrena_florea_and_the_White_B
Sciences de la vie et de la terre au Lycée : Interactions Bryionia dioïca / Andrena florea, un exemple d’abeille pollinisatrice monolectique
> http://www.svtauclairjj.fr/coevolution/bryone/andrena.htm
Westrich P. (1996) : Habitat requirements of central European bees and the problems of partial habitats. In Matheson A., Buchmann S.L., O’Toole C., Westrich P. & Williams I.H. (eds): The Conservation of Bees. Academic Press, London, pp. 1–16.
> https://www.wildbienen.info/downloads/westrich_40.pdf